Entretien avec un nouveau

Au sud de Daret, si vous demandez à quelqu'un du coin... il n'y a rien jusqu'au lac de Leona. Cependant, si vous posez la même question à un érudit, il vous répondra de changer d'itinéraire. Il y a dans cette direction, un endroit que seuls les pratiquants occultes les plus retors connaissent. Un vestige de temps oubliés depuis des siècles. A l’époque, un sombre culte voué à la démone Andarielle y officiait toutes les semaines. Le temps y a fait son oeuvre, et la nature y a repris ses droits, mais si on connaît l'emplacement exact de ces ruines, il est encore possible d'y accéder. Quel meilleur endroit pour donner rendez-vous à un futur membre de... Il est interdit d’en parler. C’est en tous cas celui dans lequel le brave Ezechiel Novghorod allait rencontrer les personnes les plus marquantes de sa vie.
Le Comte et sa compagne sortirent du couvert de la forêt d’un même mouvement, tous deux protégés du vent et de la neige par de lourdes capuches noires, et se trouvèrent à l’entrée d’une petite clairière parfaitement ronde, au centre de laquelle trônaient de glorieux dolmens, qui malgré le temps et les intempéries, restaient impassibles. Le frêle homme aux cheveux blancs fixa les pierres un long moment. Elles formaient un cercle visant à concentrer l’énergie de la lune et des étoiles. Au centre de ce cercle, une roche lisse et propre était enfoncée dans le sol. Un sourire triste apparut sur le visage du magicien. Il était déjà venu ici, dans le passé. Oh, tant de fois! Quand était-ce? Depuis quand n’avait-il pas foulé ce sol à la fois sacré et impie? Alors qu’il avançait à travers le cercle de pierre, il sentit son sang se réveiller. Des milliers de voix oubliées, puis leurs visages, l’assaillirent. Jamais il ne s’était senti si vulnérable et si puissant à la fois.
Kentril continua jusqu’à atteindre l’entrée d’une caverne inquiétante. Il fit volte-face et tendit la main vers Wanda, l’invitant à le suivre.

« N’aie crainte, mon enfant. Il n’y a plus rien de vivant, là-dessous… Tu n’as pas peur des morts, pas vrai? »

La tête du Comte bascula en arrière et il rit à gorge déployée, avant de s’enfoncer dans les ténèbres. Les parois de la caverne étaient couverts de chaînes et autres attaches, tandis que sur son sol étaient gravées de nombreuses inscriptions en langue maudite. Rien de bien intéressant, majoritairement des menaces et des injures à l’encontre des dieux. Kentril fut incapable de résister plus longtemps. Il se dirigea précipitamment vers un stalagmite plus marqué que les autres. L’inscription ne s’était pas effacée. En la voyant, il se mordit la lèvre et secoua la tête, réprimant un sourire. Sa jeunesse était bien loin derrière lui, et chaque souvenir durable lui permettant de s’y accrocher était pour lui une bénédiction. Les années passaient à une vitesse folle, et le sang coulait au moins aussi rapidement, il en avait pleinement conscience. Cette précieuse vie, combien en avait-il versé pour son bien-être personnel? Lui-même serait bien incapable de le dire. Lorsque l’errance est allongée artificiellement, la mémoire devient l’ennemi du voyageur. Kentril aurait tout donné pour se remémorer le début de l’histoire, et ainsi avoir la possibilité d’y mettre fin, une fois pour toutes. Il fronça les sourcils et continua son périple dans les ténèbres de la grotte, jusqu’à atteindre une immense salle au plafond si éloigné qu’il en était invisible. Cette salle était constituée d’une plate-forme circulaire entourée par un précipice insondable. Au milieu, une table ronde en ébène, et quelques sièges. Posé sur la table, un cube de cristal. Théodoric le Rouge, le mage impérial, y était enfermé à jamais. Le Comte eut une pensée pour lui, et ce faisant, pour tous les membres disparus de la Griffe Noire. Razen. Erythrine. Auguste. Tous disparus dans des circonstances différentes. Auguste s’en était allé le dernier, terrassé par le tétanos. Un homme exemplaire, un talent incomparable, perdu à jamais. Comme si la demie-elfe avait conscience de ses pensées, il poursuivit à voix haute.

« La dernière mission qui lui était assignée, t’en souviens-tu, Wanda? Il devait étriper cette petite garce d’Erythrine. Lui seul en était capable. Maintenant elle va se marier et consolider le pouvoir de cet Empire pathétique. Elle doit mourir.»

Le plus dur était passé, pensait Wanda. Échapper à Galbatorix ? Personne n’aurait cru ça possible dans l’empire tout entier. Seulement ils avaient réussi à le faire. Et sans trop de dégâts. Mais ceux qui avaient été fait étaient irréparables, et il faudrait y faire face un jour. Maintenant qu’on y était, la jeune demi elfe ne se séparait plus de ses meilleures armes. A peine sure qu’elles puissent encore lui sauver la vie. Bien sur, elle pouvait essayer de compter sur Kentril. Enfin, Wanda espérait qu’elle pouvait le faire malgré sa haine pour elle. Depuis le premier jour il avait semblé la détester, et même si la guerre avait provoqué une sorte de : elle est l’ennemie de mes ennemis, elle est ma meilleure chance de réussir à prendre le pouvoir pour l’instant, rien n’était jamais certain avec lui.
Inconsciemment, c’était le pour l’instant qui l’inquiétait. Elle devinait qu’un jour ou l’autre, quand il n’aurait plus besoin d’elle, il s’en débarrasserait comme on abandonne un sac de patates pourries sur la route terreuse de campagne.
En cet instant précis, rien ne montrait ses inquiétudes. Son comportement était à peu près le même qu’auparavant, et comme elle avait quand même sauvé la vie du comte, une sorte de fierté, d’espoir en ressortait. Peut-être qu’il allait arrêter de lui lancer des piques aiguisées. Seulement, on ne changeait pas un Kentril.
Au moment où elle lui avait apporté l’argent volé, il lui avait dit qu’il avait encore besoin d’elle. Une seconde mission qui n’avait pas été refusée. Sans prendre le temps de rassembler des habits convenables et surtout propres, Wanda avait suivi. Zahariel avait grogné comme un ours, et il n’avait pas tord, c’était de la folie. Cependant, Galbatorix était en train de faire face à un soulèvement de quelques villageois, et avait l’esprit occupé de vengeance et de répression contre le peuple, il était assez troublé en ces drôles de temps.

Il faisait froid, il neigeait. Un phénomène que Wanda n’avait eu que très peu l’occasion de voir. Mais l’oppression obscure qu’offrait inévitablement cet endroit ne pouvait entraîner aucune expression d’émerveillement de quelque sorte. On se sentait surveillé. Le poids d’un passé assurément sombre, peut être sanglant, et incontestablement bouleversant pesait, étau infernal sur le coeur. Le comte était beaucoup trop enfermé dans ses souvenirs pour se rendre compte du sentiment que les ruines dégageaient. Enfin, ce n’était pas pour rien que personne ne s’y aventurait.
La dernière chose que Wanda voulait montrer, c’était de la peur, dans ses yeux. D’ailleurs, il n’y en avait aucune, une détermination farouche prenait sa place. Elle était plus capable que n’importe quel homme, magicien ou guerrier, et chaque signe de faiblesse devait être éradiqué en elle.
La démarche souple, le corps tendu, la tête droite, Wanda traversa les dolmens avant d’atteindre la grotte, plus ténébreuse que le reste tout entier. Enfermé dans ses souvenirs, Kentril marchait à coté d’elle. Et des chaînes l’y retenant, il n’en sorti que pour la rassurer. Quoi que l’interprétation qu’en fit Wanda relevait plutôt du contraire.
Un cube de cristal mystérieux attirait fortement Wanda. Dans ses innombrables élucubrations, Kentril ne lui avait jamais parlé de celui-là, et elle aurait voulu demander plus d’information.

Le dernier en date à avoir eu pour mission d’assassiner Erythrine était Auguste, qu’elle n’avait que très peu connu d’ailleurs. A cette époque là, elle correspondait avec Razen, avant sa mort… C’était encore dans les temps où elle doutait de l’empire sans oser faire quoi que ce soit, où elle regrettait un peu d’avoir suivi son mentor et ses les rêves oubliés, Erzsébeth. Où sa vie n’avait pas beaucoup de sens. Tuer, tuer, parfois massacrer, s’entraîner à tuer, exercer sa magie…

"Elle mourra, mais elle n’est plus très importante. L’empire ne serait pas plus ébranlé si son fiancé se faisait assassiner ? Une guerre débuterait assurément, il est un des fils d’un roi du désert. Et une guerre civile a failli se déclencher, il n’y aurait de meilleur moment. Galbatorix serait submergé, et nous ne le laisserions pas reprendre son souffle."

L’homme attendu ne se laissait pas désirer, et on finit rapidement par l’entendre approcher. C’est qu’il ne lésinait pas sur les trompettes de bienvenue, et il en jouait tout seul. Les oreilles sensibles d’elfe qui se cachaient sous ses longs cheveux noirs en frémirent. Il aurait voulu annoncer qu’il était prêt pour la bataille qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
L’idiot, pensa Wanda. La discrétion était ce qu’elle préférait dans une arrivée. S’il avait été furtif, il aurait approché, et les aurais peut être surpris. Il n’y serait pas arrivé, mais Wanda aurait préféré.
Il apparut enfin, après un infini cri d’agonie sortant de la gueule de son épée crissant sur les murs. Il était méfiant. Très méfiant. Son regard était profond, inquisiteur, et suspicieux. Il était sur ses gardes, et allait même jusqu’à paraître menaçant. Menaçant, Kentril l’était doublement à lui tout seul. En le regardant, Wanda pensait que le comte avait toujours un petit elle ne savait quoi de provocant. Cette constitution faible pouvait tromper, mais le regard sagace et malin qu’il portait, lui, n’abusait pas. Ezechiel lui, avait plutôt un regard calme, posé. Il n’y avait rien qui pouvait laisser supposer le moindre signe de faiblesse en lui. Son corps semblait grand et fort, tandis que son esprit paraissait inflexible et intelligent. Il n’allait pas être aussi facile à manipuler qu’avait pu être la gentille petite gamine Erythrine, ou qu’un paysan un peu plus guerrier que les autres. Non, il allait falloir bien s’y prendre.
Wanda chercha des yeux le regard de Kentril, comme pour solliciter une sorte d’acquiescement muet, avant de retirer sa capuche, découvrant aux autres son faciès indubitablement féminin, et réduisant à néant l’hypothèse d’Ezechiel. En passant, si Wanda avait été au courant de ce postulat, je ne sais pas si elle aurait été vexée ou flattée. Bref, la jeune femme s’avança lentement, parce qu’un tel individu demandait de la prudence, et la prudence avait besoin de temps.

"Le Comte de Rochegriffe et moi-même, représentons l’organisation secrète de la griffe noire. Il nous a semblé judicieux de te demander de venir ici, et de te parler en personne, mais tu dois bien comprendre que si la moindre information sort d’ici, c’est notre mort à tous trois, qui est annoncée. Es-tu bien Ezechiel Novghorod, celui a qui nous avons demandé à parler ?"

Ainsi donc, le message avait été transmis sans encombre. Les hommes du Comte étaient chargés de surveiller le prince insulaire depuis plusieurs années, maintenant, et lorsque leur parvint la nouvelle de sa vendetta avec ce malfrat de Bleg, ils surent aussitôt qu’il fallait prévenir le magicien. Ce chien de Bleg, cet inférieur… s’était déjà mis en travers du chemin de la Griffe Noire, et en guise de punition, la plupart de ses repaires à travers l’Alagaësia avaient été réduits en cendres. Cependant, le roi des voleurs s’en était toujours tiré, et les sbires de Kentril finirent par perdre sa trace… jusqu’au jour béni où Ezechiel, cette brute épaisse au talent incomparable, était entré dans les souterrains pour massacrer ce fils de chacal.

*Maître. Le fils de Vylgard est sur le continent, il a trouvé le repaire de Bleg et va sans doute lui rendre visite. Doit-on lui envoyer des renforts?*

*Hum, je suis assez occupé en ce moment, mon petit. Laisse-le se débrouiller, et dis-lui d’aller au sanctuaire de Daret dans quelque temps. Trois semaines. Joyeux anniversaire à ta femme.*

*Elle… elle est morte, seigneur.*

*Peu importe.*

Il s’agissait de Dalamar, son plus ancien disciple, un elfe assoiffé de pouvoir, sans aucun sens moral. Depuis des siècles il servait le Comte de Rochegriffe sans jamais faillir, espérant qu’un jour son maître lui enseigne sa sombre magie du sang. Rien que pour le torturer, pour le pousser à se rebeller, il aurait appris son savoir à l’insupportable Wanda, mais il attendait le moment propice… Le moment où la trahison de Dalamar n’importerait plus. Pauvre imbécile servile. Sa faiblesse irritait sans cesse le sorcier.
Et comme toujours, le sournois mais docile Dalamar obéit.

« Ton exploit n’est pas passé inaperçu, enfant des hommes. Cependant il est dommage qu’un humain avec un tel potentiel gâche sa vie si courte à traquer de vulgaires contrebandiers. Si tu veux rencontrer des défis à ta mesure, rends-toi dans trois semaines, dès les premières neiges, à quarante lieues au Nord d’ici. Tu y découvriras un sanctuaire sacré, et tu saisiras l’opportunité de ta vie. »

Après quoi l’elfe disparut. Grâce au ciel, il avait abandonné cette manie de laisser des messages sous forme de cartes de tarot. Cette méthode, bien que très impressionnante, ne permettait que rarement de donner un lieu de rendez-vous précis. Et souvent, les nouvelles recrues oubliaient la carte et retournaient à leur travail d’apprenti forgeron. Mais cette fois-ci, Dalamar avait été direct… aussi direct que son sang intolérable d’elfe le lui permettait, ainsi, Ezechiel arriva dans le sanctuaire d’Andarielle, armé et méfiant… redoutable. Sans doute voulait-il montrer qu’il ne suffisait pas de le caresser dans le sens du poil pour qu’il baisse sa vigilance. Kentril l’aimait déjà, et oublia ce qu’il allait répondre à sa suivante au sujet d’Erythrine pour se concentrer sur le nouveau venu. Il remarqua tout de même l’intérêt que portait Wanda pour le cube de cristal. Elle avait certainement fait connaissance avec le puissant Théodoric le Rouge à la cour de l’Empereur, sans connaître ses plus anciennes allégeances. Un jour, il lui conterait l’histoire du mage d’Uru’Baen, mais pas maintenant.

« C’est lui. C’est bien lui. Tu es couvert de l’odeur du sang de Bleg l’Impur comme un mur couvert de trophées de chasse. Sans même le soupçonner, tu as tué mon ennemi. »

Kentril lança un regard à la demie-elfe, signalant qu’il s’adressait également à elle, avant de poursuivre.

« Il y a bien des nuits, ce chien arrogant a cru bon de s’installer dans un village dépendant de mes terres, autour du manoir de Rochegriffe. Avec sa bande de brigands, il extorquait mes gens, et en faisait ce que bon lui semblait lorsqu’ils ne pouvaient le satisfaire. Il n’est pas resté longtemps, car personne n’aime être la cible de mes maléfices les plus odieux. Cela faisait des années que la Griffe Noire le pourchassait, et maintenant il est mort. En somme tu as rendu un grand service à des tas de gens, et démontré ta vaillance. Nous avons besoin de quelqu’un comme toi, Ezechiel, pour continuer à débarrasser l’Alagaësia de criminels comme Bleg. Qu’est-ce que tu en dis? »

Bien entendu, à ce moment, le brave Ezechiel n’avait aucune idée de ce que voulaient précisément ces deux inconnus. Il ne savait pas ce qu’ils avaient à lui offrir… ni ce qu’ils allaient lui demander en retour.

Wanda et son esprit étaient un peu ailleurs. En ce moment même, ils étaient entourés de verdure et de fleurs, un endroit paisible que rien ne venait troubler, pas même la fougue des hommes guerriers, pas même les chants des elfes imbus d’eux même, ni le pas des nains barbares. Bref, paix et douceur, utopie inespérée. Le vent souffla, fort, les arbres se couvrirent de sang, frais. Des corps agonisants tombèrent par terre, et furent achevés en un sifflement de lame. La scène n’avait duré seulement que quelques secondes, et absolument rien n’avait pu montrer le léger égarement. Un seul petit froncement de sourcil lorsqu’il fut fini. La nature d’elfe cachée à l’intérieur de la jeune femme supportait mal ce que les actions et décisions de l’humaine lui faisaient faire. Les deux ne faisaient pas bon ménage ensemble.
L’histoire de Bleg L’impur quoi que dans l’ensemble très intéressante, ne retint pas vraiment l’attention de Wanda. Elle écoutait simplement la voix paisible et rugueuse de Kentril. En revanche, on en venait à l’endroit de la discussion que la jeune femme aimait le moins. Celui où on devait avertir le nouveau du rôle et du but de la griffe noire, c'est-à-dire soit parler trop, et lui donner trop de pouvoir, soit parler trop peu et risquer de le voir partir en vain. De toute façon, le seigneur de l’organisation clandestine savait ce qu’il faisait, et s’il dépassait trop les limites, Wanda serait là pour lui mettre des bâtons dans les pieds. Si elle lui avait sauvé la vie ce n’était pas pour qu’il la balance en l’air tout de suite après. Ezechiel avait l’air de la trouver assez menaçante et n’avait visiblement, aucune confiance en elle, de quelque sorte. Il est vrai qu’une femme armée n’engageait pas les hommes à faire confiance en général. Trop machistes pour reconnaître qu’elles pouvaient être meilleurs qu’eux, et redouter de la fourberie de leur part sous prétexte que les connaissant mal, ils ne savaient pas quoi s’attendre d’elles.

Traite-nous de pauvres larves ou de vermine encore une fois, guerrier, et tu ne resteras pas insensible à la morsure de ma lame. Tu rencontrerais peut être enfin quelqu’un à ta hauteur.

Insinuant ainsi que l’étranger n’était qu’un plus malin que les autres pour s’attaquer aux plus faibles, la jeune femme comptait enlever l’homme de du piédestal sur lequel il s’était lui-même posé. Ce n’était pas vraiment pour le provoquer, mais pour lui signifier qu’il n’était pas le seul puissant en ce lieu. Et puis au pire, il deviendrait hargneux et combattant tous deux, ils pourraient ainsi tester sa force et sa technique. Il était facile pour une telle femme de prévoir ce genre de chose. Et si jamais les choses tournaient mal pour elle, il y avait toujours la magie, arme secrète parmi toutes les autres. Il était temps de remettre Ezechiel a sa place.

Nous avons bien d’autres affaires que d’observer un brave petit guerrier s’amuser à massacrer et à faire la guerre. Nous ne suivons personne, seulement nos propres pas.

Se tournant vers Kentril, Wanda poursuivit avec un air plutôt amusé :

Avons-nous vraiment besoin d’un tel paranoïaque ?

Le Comte rit de bon cœur en lisant la même arrogance dans les paroles de l’homme de Vroengard et dans celles de sa sournoise petite demie-elfe. Une arrogance sans laquelle on ne pouvait suivre les desseins du magicien. Ezechiel était fait du bois des hommes d’autrefois, ceux qui maniaient leur lame aussi bien que leur langue. Des hommes d’honneur, des souverains puissants, et des amis loyaux. Kentril avait vu ces hommes naître et mourir, combattre et aimer, et il savait que rares étaient les personnes de cet acabit en cette époque damnée. Sa réflexion consumée, le sorcier joua du bout des doigts avec le cube de cristal.

« Oui, chère enfant, nous avons besoin de lui. Il a eu de la chance de trouver l’immonde Bleg sur sa route, mais il faut plus que de la chance pour sortir de son antre vivant, et de plus, avec la tête de ce porc pendue à la ceinture. »

Malgré sa mort, Kentril n’avait pas pardonné au voleur. Dalamar était déjà en train d’apporter ses restes sur les terres du Comte pour son amusement. Il serait ramené à la vie, puis dévoré par des chiens démoniaques, jusqu’à ce que ce jeu ennuie le maître des lieux. Alors, son âme serait sacrifiée à Baal, et lentement torturée jusqu’à la fin des temps. En y songeant, Kentril ricana à l’ombre de sa capuche.

« Inutile de vous battre, mes amis, je sais déjà qui gagnerait, et nous ne pouvons nous permettre une telle perte de temps. Ezechiel, tu es jeune, et tu ne vois pas par mes yeux sans âge. Face à l’éternité, il est nécessaire de rendre les choses intéressantes. N’est-ce pas, Wanda? Hélas, quand j’observe ce monde, cet Alagaësia sans saveur, je ne vois que des déchets ambulants, et c’est d’un ennui insupportable. L’Empire domine sans partage, les Vardens ne sont que des brigands avides de pouvoir, les nains se cachent dans leurs montagnes en serrant les fesses, et les elfes… Ha! Les elfes! Je me demande s’ils sont au courant qu’un nouveau peuple est apparu et qu’il va tous les tuer pour augmenter son territoire. Bon sang ça leur ferait du bien de lire un bouquin de Sapkowski! »

Dans les livres écrits de la main d’Andrzej Sapkowski, elfes et nains sont des races persécutées par les hommes, retranchés dans les quartiers pauvres des grandes villes pour les plus chanceux, et traqués comme des bêtes pour ceux qui s’accrochent à leurs terres. Ces livres sont tellement populaires qu’ils existent sur plusieurs plans d’existence du multivers.

« Ce que je compte faire, par l’entremise de la Griffe Noire, c’est détruire toute cette racaille. Les bons, les mauvais, tous périront, sauf mes élus. Tu en fais partie, Ezechiel. Toi aussi, Wanda. Ensemble nous créeront un monde dans lequel les guerres expansionnistes ou idéologiques ne ravageront plus les populations. Un monde dans lequel les honnêtes travailleurs peuvent marcher dans les rues des grandes cités sans craindre d’être assailli par des voyous qui en veulent à leur bourse. Et pour toujours, la Griffe Noire sera là pour veiller sur ce monde nouveau. »

Wanda commençait à en avoir par-dessus la tête de Bleg l’Impur. Tuer un homme arrivait tous les jours, et l’action de tuer un voleur seul n’avait rien de gratifiant, un point c’est tout. Selon la jeune femme, Kentril était en train d’attacher de l’importance à un homme qui n’avait pas encore prouvé sa vraie valeur, un homme orgueilleux comme un chef. Cependant, il fallait avouer qu’on ne pouvait pas faire de coup d’état à deux, et que rester un groupe clandestin parmi d’autres n’engageait personne. Il fallait donc s’accommoder des guerriers les plus à même de les aider à prendre le pouvoir, les plus forts bien sur. Et de préférence, les moins intelligents. Sur ce personnage là, tous les doutes étaient permis. Il n’avait pas cette lueur d’inintelligence dans le regard comme la plupart des paysans humains.
Poussée par la curiosité de démontrer ses propres pensés, la demie elfe magicienne se prit à entrer dans l’esprit d’Ezechiel Novghorod. Une faculté que les elfes ou les dragonniers acquerraient au cours de leur formation, et qui devenait naturelle à la longue. Wanda n’eut donc besoin d’aucun effort pour pousser les barrières inexistantes de l’esprit du guerrier. Lui, dût sentir une faible présence ; mais dans un lieu aussi déconcertant, empli de mystère et de sombre magie, cela ne semblait pas être une sensation inopportune. Sans l’ombre d’un remords, elle passa en revue ses pensées que son enveloppe physique dissimulait.
Il réfléchissait aux femmes qui avaient croisées sa route auparavant et les comparait à elle. Il essayait d’analyser tous les dangers que représentaient la situation et les deux personnages qu’il avait devant lui. Autant dire que son esprit fonctionnait vite. Maintenant qu’elle avait découvert cela, Wanda aurait bien aimé lui répondre. Lui dire que non, elle n’était pas un sous-fifre de Kentril, non, elle de le flattait pas, et le respect qu’elle avait était presque mérité. Quand on risque de mourir aux cotés de quelqu’un et qu’on en réchappe, quand on risque sa vie pour une quête ambitieuse avec des gens puissants, il est normal qu’une sorte de respect, un lien étrange puisse se tisser. Ezechiel aurait aussi voulu tester les capacités d’une femme elfe, qu’en seulement de quelques rares moments un humain pouvait vaincre. Je lui montrerai peut-être un aperçu, plus tard, lorsqu’il aura prouvé sa vraie valeur, pensait Wanda. Je lui montrerai la force d’une femme, la puissance d’un être souvent rabaissé et toujours utilisé. L’étranger ne semblait pas avoir perçu son intrusion. Où il ne savait pas ce qui se passait, n’ayant encore jamais été confronté à une telle situation. Encore du travail pour Wanda, qui devrait sans doute lui donner un aperçu du pouvoir magique des elfes et des dragonniers, et lui apprendre comment empêcher toute intrusion. Kentril, lui, n’en avait pas vraiment besoin. De constitution faible, il était mentalement très fort, habitué très jeune à compenser l’un par l’autre et savait faire avec.

Cette histoire d’élus que racontait le comte, Wanda y croyait à moitié. Parce qu’elle avait toujours pensé qu’il se débarrasserait d’elle un jour où l’autre, et plus précisément lorsqu’elle l’aurait aidé à accéder au pouvoir. Peut être que quelque part, il était sérieux. Mais il ne fallait pas gober le poisson trop vite. Kentril était un manipulateur, et le resterait.

La finalité de la griffe noire était sans aucun doute la prise de pouvoir ferme et définitive de quelques individus sur de nombreux autres. Mais ce n’était pas seulement cela. C’était aussi priver des individus non méritants d’un pouvoir auquel ils avaient accès ou y aspiraient, tout en n’ayant pas le droit, le pouvoir, et les capacités de l’avoir. Ils étaient chanceux, et indignes. Le but était de rétablir l’équilibre. Et puis aussi de « rendre les choses intéressantes ». Parce que comme le disait le comte de Rochegriffe, quand le temps n’avait pas d’action sur nous, on finissait vite par s’ennuyer.
La prise de parole de l’homme redonna un peu l’attention de Wanda qui lui était en train de s’échapper par la grotte entrouverte. Il posait beaucoup de questions, nota-t-elle. Et Elle se souvenait parfaitement que Kentril n’aimait pas les questions. Bah, il s’en lasserait, de cet impétueux et fier guerrier.
La première fois qu’ils s’étaient vus tous les deux, cela ne s’était pas passé si bien. Un sorcier et une dragonnière auraient peut être bien du s’entendre, mais ils étaient aussi du genre inhumain, et de toute façon, Kentril avait une sorte de haine pour les elfes qu’il ressassait perpétuellement devant Wanda, à l’époque. Il l’insultait le plus, possible, et elle répondait quand elle pouvait. Non, décidément, on ne pouvait ni dire qu’elle lui léchait les bottes, ni dire que leur rencontre avait été amicale, au contraire d’aujourd’hui.

Laissant Kentril se dépêtrer des filets de paroles tendus par Ezechiel, Wanda quitta l’esprit de ce dernier, et son regard embrassa la totalité de l’étrange endroit qui les abritait tous les trois. Une idée lui traversa l’esprit, et c’était peut être bien ça, que voulait Kentril en venant ici. Mais comment en être sur ?

Kentril, était-ce ton but en venant dans ce lieu précis, de faire de cette grotte ténébreuse et sordide le repaire de la Griffe Noire ?

Maintenant que Wanda, après avoir scanné grossièrement son esprit, était sure du nouvel individu, elle savait que le reste se passerait pas trop mal. Il était déjà parmi eux de façon presque intègre. Ses dernières barrières cèderaient, comme toutes les autres qui avaient voulues l’empêcher de venir au lieu de rendez-vous.

Le Comte soupira en levant les yeux au ciel d’un air propre au peuple des elfes qu’il haïssait tant. Il dut tirer son siège à deux mains pour l’extirper de sous la table, avant de s’asseoir dessus. D’un claquement de doigts, Kentril fit apparaître devant lui une cruche d’argent et trois coupes. L’une d’entre elles était en bois, la seconde en verre, et la dernière en marbre. Toutes trois portaient les stigmates de nombreux chocs, pourtant elles étaient encore en un seul morceau. Le Comte les caressa du regard un long moment avant de saisir la coupe de bois et d’y verser le liquide doré contenu dans la cruche. Tout en se servant, il observait avec intérêt le guerrier de Vroengard.

« Tu te méfies de moi. C’est bien, j’encourage toujours la prudence et méprise la naïveté. Mais comme toutes les qualités, son excès la change en défaut. Sache que je peux d’ores et déjà éliminer ceux qui me déplaisent. Ce n’est pas la finalité de mon projet, et tu insultes mon intelligence en m’accusant de telles sottises. »

Le magicien porta la coupe à hauteur de ses lèvres, mais s’abstint de boire. Il grimaça et repoussa son verre en direction du centre de la table. Le Comte avait pour habitude de ne jamais boire… d’alcool. Un sourire démoniaque illumina ses traits alors qu’il invita d’un geste Wanda et Ezechiel à se servir. La pensée qu’il était sans doute en train de les tester était détestable. Où cet odieux personnage voulait-il en venir? Parmi les paysans que le sorcier laissait cultiver ses terres, on disait qu’il recrutait ses domestiques lors d’une immonde chasse à l’homme truffée d’énigmes et de pièges qui finissait souvent en un glorieux bain de sang, pour le plaisir pervers du Comte, qui se délectait de leur souffrance. Son goût pour la cruauté mentale était connu de la demie-elfe., mais aussi de son vieil ami Khazad, aujourd’hui disparu. Kentril sourit en pensant à l’étrange habitude qu’il avait de s’entourer de sang-mêlés.

« Contrairement à ce que tu sembles penser, Ezechiel, je n’aspire pas à la domination de l’Alagaësia. Notre organisation est comme le tuteur patient d’un enfant turbulent. Un tuteur, qui, dans son infinie sagesse, va torturer ce pauvre enfant jusqu’à ce qu’il promette d’être sage. Délicieuse comparaison, n’est-ce pas? Mais ne t’en fais pas pour ton peuple et ton domaine, brave vroengardien. Les tiens sont d’une autre trempe, et n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon. Tu es sans doute bien plus au fait de ce qui est bon pour ton île que je ne le suis. »

Le sorcier, récupéra son gobelet de bois, l’inspecta quelques secondes, et le posa sur le rebord de la table. Il se frotta le menton, puis, d’un mouvement vif de l’index, fit perler quelques gouttes de sang de sa paume jusque dans sa coupe. Ses yeux se fermèrent alors que des mots étranges apparurent sur ses lèvres, et dans le verre du Comte, il ne resta que du miel liquide, que sa gorge irritée réclamait. Il en but une gorgée, et jeta un regard distrait à Théodoric, plus cubique que jamais. Le maître de la Griffe Noire n’aimait guère raconter l’histoire de cet artéfact captivant, et n’avait pas envie de le faire. Théodoric le Rouge était un puissant magicien, à peine âgé de cinquante ans, aux pouvoirs plus terrifiants que ne le seraient jamais ceux de l’Empereur. S’il l’avait voulu, ce maître de l’ancien langage, de l’invocation et de l’enchantement aurait pu détruire un être aussi vieux que le Comte de Rochegriffe dès leur première rencontre. Théodoric trouva sa perte lors de sa quête de l’immortalité.

« Je suis étonné, douce petite, que devant la présence du cube, de cette table et de ces chaises, tu ne te sois pas doutée que cet endroit fut déjà l’un des repaires de la Griffe Noire. Est-ce que cela ressemble vraiment à la salle des fêtes de Daret, que j’aurais louée pour l’occasion? »

Kentril aimait taquiner cette jeune bâtarde, mais il ne doutait pas que son esprit fut occupé par des choses bien plus importantes. Elle était présente lors de cette réunion pour veiller aux détails que le Comte, peu soucieux de sa sécurité, négligeait. Bonne fille, mais quelle tête en l’air parfois… Le Comte se leva d’un coup.

« Bon, Ezechiel, cessons ces petits jeux. Nulle excuse à faire si tu veux nous rejoindre, il te suffit de venir avec moi et Wanda libérer une créature qui n’aurait jamais dû voir le jour d’une prison elfique. Tu es avec nous ou pas? »